Camp de Presse en 1954
à Hanoï (Hà Nội)
Article publié dans la revue mensuelle illustrée "Indochine Sud-Est Asiatique" numéro 31- Juillet 1954.
Revue édité par la "Société Asiatique d'Éditions".
Prix 150 francs - 25 piastres
Siège Social :
95 bis, boulevard de la Somme
Saïgon
La couverture représente le char Senlis à l'entrée du P.C. du 1er Chasseurs à Bach Mai.
Article "Camp de presse" signé sous le pseudonyme de Cléon.
Cela tient de la salle d'étude, du réfectoire, de la pension de famille de second ordre. Entassés autour d'une table trop étroite, devant des cartes marquées de rouge et de bleu, une douzaine d'élèves âgés tapent à la machine. A l'autre bout de la pièce, on mange, on boit, on joue au 421. Le "Camp de Presse" d'Hanoï est en pleine action...
Créé en 1950 par le maréchal de Lattre de Tassigny, qui savait l'art de cultiver les journalistes, un art qui s'est bien perdu en Indochine, le Camp de Presse connaît des heures fièvreuses depuis que la situation dans l'ensemble de l'Indochine, et surtout au Nord-Vietnam, s'est tendue au début de cette année. Dans les périodes "creuses", comme au début de 1953, il n'abritait que trois journalistes, tous français, et leurs familles. Une bonne trentaine de journalistes, venus des quatre coins du monde, s'y bouculent à présent.
Deux villas "bourgeoises" en pierres jaunes, se cachent pudiquement sous l'étiquette martiale du Camp de Presse, dans la verdure de la banlieue d'Hanoï, à deux cent mètres de la Citadelle, centre nerveux de la guerre au Tonkin.
Mais cette proximité ne profite guère aux correspondants. La Citadelle, comme la moindre sous-section de l'Intendance et la plus insignifiante popote de sous-officiers, est protégée par des barbelés, des sentinelles...
Au Camp de Presse, l'entrée est libre, comme elle-même prétend l'être. Chacun peut y rentrer, et ne s'en prive guère. Prêtant aux autorités de noirs desseins, un journaliste parisien célèbre a laissé entendre, il y a quelques semaines, dans un article retentissant, que l'Etat-Major verrait sans émotion ces trouble-fête, ces enquêteurs permanents de presse, subir quelque jour la fureur déchaînée des émeutiers vietminh.
Rien heureusement, n'est venu corroborer ces craintes...
Larry Allen de "Associated Press"
Au dessus : Larry Allen est le correspondant de l'agence "Associated Press of America".
Au dessous : Max Clos du journal "Le Monde" et Alfred Van Sprang correspondant de la radio Hollandaise interviewent le sous-lieutenant Mackoviack, premier officier ayant réussi à percer le cercle vietminh autour de Điện Biên Phủ.
Max Clos du "Monde"
Le Camp de Presse de Séoul arborait sur son porche, aux grands jours de Corée, cette inscription orgueuilleuse :
"Ici sont passés les meilleurs corespondants du monde."
Le Camp de Presse d'Hanoï est plus modeste. Mais on y retrouve aujourd'hui bon nombre de ces "meilleures correspondants".
Ils sont arrivés, entre le 15 et et le 20 mars avec leurs valises fatiguées, leurs machine à écrire ferraillantes, leurs appareils enregistreurs, leurs caméras "made in Japan".
Vêtus de chemises hawaïennes aux tons hurlants, ils ont débarqué par avion de Tokio et de Manille, de Paris et de Hong-Kong.
Américains, Anglais, ils s'interpellaient bruyamment, réclamaient du whisky et se rabattaient sur le cognac-soda, ce "whisky du pauvre". Ils affolaient les domestiques et les serveurs, débordés, tempêtaient chez les censeurs. Ils découvraient avec surprise que la guerre d'Indochine n'est pas la guerre de Corée, que les journalistes sont tolérés à condition des informations "officielles", et que les Vietnamiens ne comprennent ni l'anglais ni le petit nègre japonais.
Une dame américaine, correspondante chevronnée de plusieurs journaux du Middle West, confiait à ses collègues, avec des gloussements d"excitation scandalisée, qu'on l'avait emmenée dans une fumerie d'opium. Ayant ainsi découvert les horreurs d'Hanoï by night, elle repartait pour les Etats-Unis sans demander son reste. La plupart des envoyés spéciaux, cependant, s'intéressaient sérieusement à la guerre, et cherchaient auprès des "vétérans" quelques indications, quelques règles de conduite
Lucien Bodard de "France Soir"
René Vital de "Paris Match"
A gauche : Lucien Bodard est le journaliste le plus connu d'Indochine, c'est aussi le plus ancien : il y a débarqué le 9 juillet 1948 ! Il est l'envoyé spécial de "France-Soir", auquel il câble ses articles chaque jour.
A droite : René Vital, photographe de "Paris Match", entre les mains de "l'hôtesse" du Camp de Presse.
Impertubables au milieu de cette agitation, Lucien Bodard, de "France Soir", la mèche en bataille, la cigarette pendante ; Max Olivier de "l'Agence France-Presse", géant au rire sonore, intime des généraux, Larry Allen de "Associated Press", dont l'étonnante fécondité dactylographique ne cesse de plonger ses concurrents dans l'inquiétude panique, instruisaient volontiers les "bleus" des us et coutumes de la maison à savoir :
- 1 Quelques privilégiés seuls habitent au Camp de Presse, nombre de journalistes sont logés en ville et les dames correspondantes sont systématiquement expédiées dans les hôtels les plus mal famés, dont elles reviennent horrifiées dès le lendemain ; elles obtiennent alors, en général, un logement décent
- 2 Il est de toute façon nécessaire de passer de longues heures au Camp de Presse, car la meilleure source de renseignements des journalistes est fournie par leurs confrères et c'est là qu'ils peuvent les rencontrer en masse ; aux heures de repas, ils ont de plus la chance d'y faire la connaissance de personnalités intéressantes ou illustres, invitées par leurs confrères, et dont ils pourront ajouter le prix du repas sur leurs notes de frais.
- 3 L'information officielle est distribuée deux fois par jour, sous forme de "brieffing" elle vous laisse sur votre faim, comme souvent le repas qui lui succède.
- 4 Les véhicules réservées aux journalistes ne sont accessibles que dans la mesure où les militaires n'en ont pas trouvé l'usage, c'est à dire assez rarement.
Ces leçons dûment assimilées, chacun peut se préparer pour le grand moment de la journée : le brieffing. Chaque jour, à 12h15 et 19h30, la salle commune s'emplit. Le ban et l'arrière-ban des journalistes sont là , blocs-notes en bataille. Devant le bar viennent s'installer, durant les périodes "intéressantes", des officiers de tous grades, des A.F.A.T., des consuls, des fonctionnaires des services d'information, des amis, des curieux, des badaux.
Nerveusement, on compulse des notes, on échange des bribes d'information. Il règne l'atmosphère d'une classe avant l'arrivée d'un maître débonnaire.
Un groupe de militaires, censeurs, chef de Radio-Hirondelle, représentant muet de l'Armée Vietnamienne, précèdent l'arrivée de "l'officier porte-parole", le capitaine de Lassus, surnommé "de Lapsus linguæ". Il a assisté, en effet, au "grand brieffing" qui réunit à la Citadelle, autour du général Cogny ("Cogny soit qui mal y pense), les commandants des principaux services de l'Etat-Major.
Bon élève, Larry Allen claque dans les mains, deux fois (c'est un rite), pour inviter au silence des voisins turbulents. Devant la carte, le capitaine de Lassus expose, en une dizaine de minutes, les principaux événements des dernières 24 heures. Il doit recommencer, en anglais, ses explications pour les correspondants anglo-saxons, qui mettent un point d'honneur, après des années passées loin de leur pays, à ne comprendre aucune langue étrangère.
Jim Robinson de la"N.B.C."
La leçon de français. Le livre en main, Jim Robinson de la N.B.C.
Debout à gauche, Ronald Monson du "Daily Telegraph" de Sydney (Australie). A droite, Forrest Edwards de "l'Associated Press".
A l'adresse du porte-parole, les questions fusent. Le grand jeu, c'est de parvenir à le prendre à défaut, de lui arracher par surprise, une déclaration "officielle" qui, demain, s'étalera sur huit colonnes, dans la presse internationale. Le jeu du porte-parole, c'est au contraire d'en dire le moins possible, de demeurer dans le vague.
Et puis, avant même que la dernière question n'ait été posée, quelqu'un invariablement, se met à taper à la machine, malgré les protestations indignées de ses voisins.
"Un tel" a déjà quitté la pièce, et il est en train de taper tranquillement son câble dans le jardin, sur la table de ping-pong, devant le bureau des censeurs. Car les grandes agences de presse et les grands quotidiens se livrent entre eux, à une impitoyable course de vitesse. Une minute gagnée au départ d'Hanoï, c'est peut-être une demi-heure gagnée à Saïgon, une heure à Paris, deux heures à New-York. Les éditions des journaux n'attendent pas et, pour une grosse nouvelle, c'est la signature de l'agence dont le correpondant tape le plus aisément, court le plus vite qui s'étalera en première page.
Les méthodes choisies varient, suivant les caractères et les possibilités. Henri Lecunff, de l'Agence France Presse, avait recours au service de sa jeune femme comme messagère. Intrépide elle dévalait les escaliers, brandissant le précieux câble, injuriant gaiement les gêneurs qui lui barraient la route. Ses deux enfants Katia, 4 ans et Michka, 3 ans, grimpaient sur les genoux des censeurs et se barbouillaient généreusement le visage avec tampons. Ils ont dû récemment regagner la France, et le Camp de Presse a perdu son aspect le plus inattendu, celui de jardin d'enfants.
D'autres correspondants d'agences installent leurs machines à écrire le plus près possible du bureau des censeurs. Ils n'ont qu'à tendre la main pour que le câble soit collationné, enregistré et prenne un tour de faveur dans la longue pile en instance d'expédition par la poste.
Au rez-de-chaussée, dans une sorte de loge de concierge mal éclairée par des fenêtres mal éclairées par des fenêtres grillagées, trônent les censeurs. Les journalistes, pour des motifs fortuits, aiment à s'attarder dans ce réduit, afin de jeter, mine de rien, un coup d'oeil discret sur la copie de leurs concurrents.
Le Camp de Presse
A gauche : Mootosamy, de l'Agence Reuter, se trouve aux prises avec le Lieutenant de la censure.
A droite : Brieffing au Camp de Presse, à gauche du Capitaine de Lassus "porte-parole" officiel à Hanoï, monsieur Laphuong, correpondant de "Vietnam Presse", à droite de la photo, debout, monsieur Henri Le Cunff de l'Agence France Presse, assis avec sa légendaire pipe monsieur Moutosamy de l'Agence Reuter .
Le sort des censeurs n'est pas enviable.
Souvent, à peine sortis d'une unité combattante, ils implorent d'y retourner, ils implorent d'y retourner, préférant les ennuis et périls de la rizière, plutôt que les récriminations des journalistes.
On serait tenté de dire, comme les pianistes de bar aux temps héroïques du Far-West :
"Ne tirez pas pas sur le censeur. Il fait de son mieux" (généralement). Ils sont chargés d'appliquer les consignes du commandement qui doit dissimuler à Hanoï ce que les journalistes publient librement à Hong-Kong ou à Paris.
D'âpres marchandages ont lieu dans le bureau des censeurs :
- Vous me retirez le mot "désastre" à la quinzième ligne, mais vous me laissez ma phrase sur les "pertes sensibles", que je tiens du général X lui-même.
Demande un journaliste. Les censeurs hésitent, raturent, coupent. Au cas où tout accord se révèle impossible, ils en "réfèrent". Le journaliste sait alors qu'il a perdu la partie, et que la décision, même si elle lui est favorable, viendra si tard que l'article aura perdu son caractère d'actualité... et toute valeur.
Aussi, de féroces conflits opposent-ils fréquemment les journalistes au commandement qui, prétendent les provocateurs, a mené contre eux une guerre plus efficace que contre le Vietminh... Parfois un vent de révolte souffle sur le Camp de Presse. Des pétitions circulent où chacun doit apposer sa signature, et il se trouve parfois un "traitre" qui a de bonnes raisons de se désolidariser de ses confrères.
Après quelques télégrammes indignés à leurs journaux et agences, les journalistes se calment en pensant que après tout, les sources officielles sont les mêmes pour tous, mais que, plus malins que leurs concurrents, ils ont su élargir à tel point le cercle de leurs relations, dans les "milieux généralement bien informés", qu'ils connaissent les faits avant même qu'ils soient intervenus !
A 11 heures du soir, tout est calme au Camp de Presse. Un correspondant qui fait du zèle tape une dernière dépêche, tout seul dans sa chambre. Un groupe d'Américains, au bar, jouent au poker et les piastres passent de main en main, à une allure vertigineuse, sous l'oeil envieux des serveurs vietnamiens.
Les valises sont toujours prêtes.
Demain, un télégramme appelera les journalistes ailleurs, et ils trouveront un autre Camp de Presse, avec les mêmes habitudes, les mêmes discussions passionnées, les mêmes conflits héroïques et inutiles, la même partie de cartes, souvent les mêmes confrères.
De pays en pays, la vie des correspondants n'est qu'une longue attente, coupée de brèves périodes d'activité fébrile, et en cela elle s'apparente bien à la vie des militaires.
Aujourd'hui l'Indochine. Demain ?...
Les boissons d'Hanoï au début des années 50
A gauche : Le fameux Cognac-Soda du Camp de Presse.
A droite : La bière 33 produite à Hanoï par les Brasseries et Glacière de l'Indochine.