Une période cruelle de l'histoire de l'Indochine
durant la seconde guerre mondiale
L’Amiral Jean Decoux, a été nommé Gouverneur Général de l’Indochine par le Président de la République Albert Lebrun le 20 juin 1940.
Après quelques mois à la tête de la Fédération indochinoise (cinq Etats : l’Annam, le Tonkin, le Cambodge, le Laos et notre colonie la Cochinchine), l’Amiral doit affronter en janvier 1941 le Siam (Thaïlande) allié du Japon.
En décembre 1941, l’attaque japonaise de Pearl Harbour (Hawaï) se prolonge par l'invasion par le Japon de la Malaisie, des Philippines, de Singapour, de Hong-Kong, de Bornéo, de la Birmanie et des Indes Néerlandaises (Indonésie). La France garde son Indochine grâce aux accords habiles que l’Amiral Decoux a signés avec le Japon en juillet 1941.
Le vendredi 9 mars 1945, les Japonais attaquent les casernes françaises, le même jour l’Amiral Decoux est fait prisonnier par l'armée nippone.
Jean Cédile sautera, le 22 août 1945, en parachute au-dessus de la Cochinchine, il est nommé "Commissaire de la République" à Saïgon par le Général de Gaulle.
Malgré la redditiondu Japon, des soldats Français resteront prisonniers des Japonais jusqu'à fin septembre 45.
Voici le Carnet de Route inédit que Xavier Piezzoli a écrit tout au long de sa captivité, ce fascicule a été retrouvé il y a quelques années près de Grenoble. Il est reproduit ici dans son intégralité.
Le texte de Xavier Piezzoli a été publié en septembre 1949 par:
L'Imprimerie France - Annam - TĂ©l : 51
2, rue Bobillot
Hué
"A Jean Balzac dont le moral m'a séduit au cours de ces heures sombres,
et Ă mes Compagnons d'infortune..."
Août 1945
Hué...
Dans la Concession, vieille et vaste citadelle à la Vauban attenante à la Cité Impériale, plus de 600 prisonniers de guerre français attendent, résignés, que les Japonais décident de leur sort.
Depuis quelques jours, en effet, des bruits courent avec persistance, et ces bruits laissent prévoir un départ imminent des internés, ou plus exactement, un déplacement du "Camp de Concentration".
Il y a, là , une septantaine d'officiers logés dans le mess des officiers du 10e R.M.I.C., deux cent cinquante sous-officiers logés dans le bâtiment de la C.P.R., et trois cents hommes de troupe occupant le bâtiment de la C.H.R. grands immeubles à étage, à vérandas spacieuses.
Parmi ces militaires, répartis par les Nippons suivant une assimilation correcte des grades et des emplois, se trouvent plusieurs dizaines de civils de la Sûreté et de la Garde Indochinoise.
L'ensemble, en quasi-totalité, appartient à des formations et à des services du Centre-Annam. Il comprend : 70% de gens cueillis dans la nuit du 9 au 10 mars 1945 sans qu'ils aient pu réaliser ce qui leur arrivait, 20% de combattants du "Barroud d'Honneur", un baroud qui constitue, effectivement, une glorieuse page d'héroîsme à leur actif, et 10% de gens pris dans la brousse, pour la plus part de ceux-ci vendus par des Annamites, soit même par des Moïs dont le loyalisme était partculièment vanté.
Depuis 5 mois, la vie s'est quelque peu organisée dans cette Concession qui avec ses barbelés, avec ses cuisines système "D" en plein air, avec sa foule d'êtres parfois hirsutes et souvent habillés et pour cause ! ... de la manière la plus cocasse a pris l'aspect d'un coin de la "zone".
Une certaine familiarité est née entre des P.G. et trois ou quatre Japs, lesquels, clandestinement, assurent un ravitaillement fort maigre mais fort cher dont profitent les privilégiés que les vainqueurs n'ont pas délestés de leur portefeuille ou de leurs bijoux.
Pour ceux qui ont eu moins de chance, c'est à dire pour les combattants et les broussards, le régime dit "Mikado" est la seule ressource : rinçures de marmites agrémentés de particules de citrouille, en guise de potage ; liserons d'eau bouillis sans sel, en guise de légumes ; une poignée de riz blanc : la boule en guise de pain et de plat de résistance.
A ce régime, la graisse superflue fond par kilogramme... aussi, jamais troupe coloniale n'eut "ligne" plus nette ou mieux conservée que la nôtre.
Fait remarquable : les buveurs du temps des vaches grasses reprennent, eux, un teint superbe.
Le mondre petit bobo s'envenime terriblement ; le nombre est incroyable des hommes qui vont à la visite régulièrement pour une plaie ou pour une égratignure inguérissable ; ils y vont histoire de se dérouiller les jambes plutôt que dans l'espoir d'un soulagement réel car les médicaments sont rares, qu'au point que des tombes se sont creusées, du seul fait de cette pénurie criminellement entretenue par nos bourreaux.
De temps à autre, la liaison franco-japonaise permet à la population civile reléguée dans un lointain "périmètre" de nous passer, à travers un contrôle impitoyable, un peu d'argent et quelques colis indispensables, que nous nous disputons en loups affamés. Parfois, des messages ingénieux, formellement interdits, nous parviennent, pauvres billets tertillés aux interrogations prouvant que le secret à notre égard est bien gardé : mais quel espoir naît de ces papiers bénis ! D'un mot, on fait une phrase ; d'une phrase un poème, un roman, et brode que je te brode ! Les bobards les plus extravagants s'en donnent à coeur joie. Vrai, je n'aurais jamais cru les Français aussi crédules, aussi jobards, aussi superficiels !
La grosse attraction, c'est le mugissement des sirènes d'alerte lorsque des avions alliés arrivent jusquà nous. Peu nombreux, ils viennent, à de longs intervalles, bombarder tantôt la gare, tantôt le pont Georges Clemenceau (*), tantôt l'oasis de Phu-Bai. Alors, dans nos coeurs, un frison délicieux court, nous rattache au monde extérieur.
* En 1897, la construction d'un pont mĂ©tallique a Ă©tĂ© confiĂ©e Ă Gustave Eiffel. Après deux ans de construction, le nom du roi lui a Ă©tĂ© donnĂ© : pont ThĂ nh Thái. Il a Ă©tĂ© rebaptisĂ© en 1907 "Pont Clemenceau" du nom de Georges Clemenceau, premier ministre français de l'Ă©poque. Il a de nouveau changĂ© de nom en 1945 pour devenir le "pont Nguyễn HoĂ ng" (Cầu Trường Tiền'' ou ''Cầu TrĂ ng Tiền) , d'après Nguyễn HoĂ ng, ancĂŞtre de la dynastie Nguyễn
8 Août 1945
HuĂ© - DĂ´ng-hĂ
"Aléa jacta est !..." comme dirait César : les bruits à notre transfèrement étaient bien fondés.
Hier soir, nous avons reçu, à peu près tous, des nouvelles de la population européenne non-internée, et les Japonais ont bien voulu autoriser la liaison à nous remettre quelques piastres.
Maintenant, bardas prêts, nous n'aspirons plus qu'à nous éloigner au plus tôt de ce camp d'internement où l'inaction est trop déprimante.
Il nous semble qu'un changement d'air soit seul susceptible de donner un regain d'énergie aux courages défaillants.
Ah ! Fuir les barbelés ! Fuir ces mètres carrés d'espace vital ! Fuir cette ambiance dissolvante où l'homme s'avachit, où des Français n'hésitent plus à se commettre avec les Japs, tandis qu'à deux pas : là , là et là , enterrés sur place sans le secours de la religion, sans une prière, sans une croix, se décomposent les corps sacrés de ceux qui furent les meilleurs d'entre nous et qui tombèrent en héros, les 9 et 10 mars, pour la défense de cette concession !
Fuir...
Des précisions nous sont données. Nous devons quitter le Camp vers 14 heures, en deux convois.
Premier convoi : Officiers, civils et malades graves ; destination : Saïgon ; transport par voie ferrée.
Deuxième convoi : sous-officiers et troupe ; même destination... mais en utilisant un itinéraire de grands voyageurs : par Dong Ha, Savannakhet et le Mékong ; d'autres prétendent : en chemin de fer jusqu'à Dong Ha, en camion automobile jusqu'à Paksé à Saïgon ; nous verrons bien.
Le rassemblement général des sous-officiers et de la troupe est prescrit. Lecture nous est faite de l'ordre de départ auquel s'ajoute un communiqué japonais qui dit, textuellement :
"En raison des circonstances. Les autorités Nippones ont décidé de vous transférer dans un camp plus confortable. N'ayez aucune : l'Armée Nippone prendra soin de vous et sauvegardera votre vie. Exécutez les ordres qui vous seront donnés : obéissez pour évitez tout incident ; les initiatives individuelles sont formellement interdites. Toute infraction à ces prescriptions sera sévèrement punie. Ne tentez pas de vous évader : vous seriez rattrapés au bout de quelques heures au plus, et fusillés sur le champ."
Le premier convoi est parti pendant cette lecture. Quand le reverons ?... Et le reverrons nous ?
Les sous-officiers et hommes de troupe sommes répartis en trois groupes : A, B, C. Chaque groupe se compose d'une section hors rang, d'une vingtaine d'hommes, et de trois sections à quarante-cinq hommes : un chef de Section et quatre escouades de onze hommes.
J'appartiens à la 1ère escouade de la 2ème section du Groupe A.
Sept médecins, dont les docteurs Thévenin, Molle et Giraudet, sont rattaché à notre convoi.
Tant bien que mal, les bardas de fortune sont chargés. Le mien est constitué par une enveloppe de pelochon, fendue dans le sens longitudinal, avec une extrémité formant poche et l'autre extrémité couvercle. Des courroies me permettent de le chausser comme un sac tyrolien, un sac relativement lourd parce que tout ce que j'ai récupérer au cours des dernières corvées dans nos magasins éventrés et pillés s'est entassé dans l'enveloppe : vieux souliers de rechange, vieux shorts effilochés, une moustiquaire correcte, une gamelle, un couvert complet, des effets d'habillement utilisables, à la rigueur, comme linge de corps, et environ trois kilos de provisions diverses que je n'entamerai qu'en cas d'absolue nécessité.
Par dessus cela, une capote, une veste en drap, un couvre-pieds, un bidon plein de thé, s'ajoutent en poids énorme pour l'être débile que je suis devenu.
Par la porte sud nous sortons de la Concession, puis par la citadelle, en longeant le palais impérial, nous gagnons la gare de Kim-Long, à trois kilomètres du Camp.
Des soldats japonais nous encadrent, baïonnette au canon, sous les ordres d'un jeune lieutenant et d'un sergent cadet. De celui-ci, nous savons déjà qu'il est déjà d'une brute épaisse.
Sur tout le parcours, ployant sous le chargement que nous emportons, nous défilons entre une double haie d'Annamites tantôt mornes, tantôt narquois. Des "cô" (jeunes femmes) en larmes, les bras encombrés de sacs tressés bourrés de provisions, attendent leurs compagnons Français pour essayer de leur offrir d'un sacrifice réel, une une ultime consolation ; parmi elles, une authentique princesse du Sang.
Ces petites, durant nos cinq mois de captivité à la Concession, ont été d'un dévouement remarquable. Bravant les sarcasmes, les menaces et les coups des leurs ; bravant les sentinelles japonaises pourtant féroces, elles s'étaient spécialisés dans le "parachutage", par dessus les remparts de notre prison, de colis appétissants auxquels plusieurs d'entre nous doivent d'avoir pu tenir.
Maintenant, leur désespoir est touchant, et ce désespoir atténue l'odieuse conduite de leurs frères.
A Kim-Long halte. Repos d'une heure. Un train entre en gare. Sous la surveillance Ă©troite d'un service d'ordre imposant qui tient les curieux Ă distance, nous embarquons par groupes dans des wagons de 4e classe.
Rapidement, le convoi s'Ă©branle. La locomotive halette et fonce ; Ă sa droite s'Ă©tirent les hauts murs de la Citadelle.
Adieu, Hué ! Adieu ! ou, plutôt, au revoir ! ....
Les gares traversées sont marquées par la guerre : wagons mitraillés ou incendiés ; ouvrages d'art aux poutrelles bizaremment tordues, comme figées après d'épouvantables convulsions ; bâtiments lézardés ou décoiffés.
Voici Hiên-Si et son pont coupé par les bombes. Nous quittons notre train qui ne peut aller plus loin, et transbordons encore. En bac, nous traversons la rivière locale, tandis que, sur notre gauche, à cent mètres, c'est une vision dantesque : à la lueur de dizaines de torches fumeuses étagées sur quatre ou cinq rangs, des grappes d'ouvriers mi-nus travaillent bruyamment sur le squelette métallique du pont de chemin de fer magnifiquement disloqué.
Avec ces torches, ce hourvari, ce bac, le pont de bateaux volant qui vient soulager le bac, nous croyons vivre un nouveau passage de la Bérésina.
L'impression est saisisssante.
De l'autre côté de la rivière, un train sous pression s'impatiente. Répartition : une section par fourgon de petite taille, soit à qurarante cinq dans un espace exigü où ne se tiendraient pas six chevaux Barbes. Aucun éclairage et nuit noire. L'embarquement ne va pas sans jurons, ni bousculades, ni... coups de crosse de tassement, généreusement distribués par nos gardiens.
Tant bien que mal, nous voilà installés, à la manière d'anchois dans leur baril. Remuer est un problème insoluble : il faut en prendre son parti.
Le tortillard démarre. Les étincelles et les flammèches de la machine parsèment la nuit opaque de tourbillons de fumée claire dont je suis longuement la comète brillante.
Des chants s'élevent : ne pouvant dormir, ruisselants de sueur dans l'atmospère de bain maure des wagons, les Français chantent. Allons ! le moral est bon : c'est le principal.
Affiches de propagande durant le conflit
9 Août 1945
Dong HĂ - Cam Lo 12 Kms
Arrivée à Dong-Hà vers trois heures du matin. Nous débarquons immédiatement. Quel plaisir de pouvoir déplier ses jambes et les dégourdir ! Il fait frisquet. Qu'importe : nous sommes conduits jusqu'à un terrain vague, à deux cent mètres de la gare ; là nous recevons l'ordre de nous coucher... à même le sol sans défaire nos paquets.
A cinq heures, hurlements : c'est le réveil.
Enkylosés, nous nous étirons sur l'herbe fraîche... mais nos escorteurs nous pressent : debout ! debout ! ... Il faut partir !
Partir ? ... Partir ! ... Nous regardons autour de nous : où sont les camions annoncés ? ... Les camions ? ... Pas plus de camions que dans le creux de la main ! ... Ils ne vont pas tarder, n'est ce-pas ? ... Les Japonais nous les ont promis !
Peut-on, en les attendant, préparer une boisson, un quart de thé ? Il n'en saurait être question ! ... Et, comme nous doutons encore de notre sort, des coups de crosse pleuvent, nous redonnant le sens de la réalité.
Consternés, nous nous chargeons de nos trop lourds bardas, en nous aidant mutuellement ; nous ajustons nos bretelles à la solidité problématique, puis tête basse, fatigués, engourdis, affamés pour n'avoir rien mangé depuis hier midi, nous entamons l'étape de douze kilomètres qui va nous mener à Cam-Lo.
A Cam-Lo, un camp nous a été préparé, camp de tentes vertes en carré, que tendent des bambous. Au demeurant, ensemble à la fois propre et engageant.
Au mlieu du camp, appel par sections, à l'issue duquel c'est une ruée vers les abris provisoires où des groupes entiers s'abattent exténués ; vers le puits compris dans notre secteur, vers les marchandes ambulantes locales qui nous vendent à des prix inouïs les ananas et bananes de leurs étalages roulants et achètent à des prix dérisoires le trop plein de nos bardas. Tout le surperflu de bagages est vendu ou jeté, à la grande joie des Annamites qui rodent autour de nous, en quête d'un cadeau ou d'un larcin. L'étape a été de bon conseil ; foin de des tenues de rechange et foin de tout ce qui n'est pas une pressante nécessité : il s'agit avant tout de "tenir".
Un quart de riz, un léger bouillant de citrouille, un quart de thé chaud sans sucre constituent notre repas : le premier depuis vingt quatre heures.
L'eau du puits est infecte. Sa couleur varie de l'ocre jaune au brun-rouge, au gré des seaux que nous remontons à bout de corde.
Le soir, tandis que la "soupe" se fait attendre, tandis que des feux individuels s'allument, chaque homme s'ingéniant, au gré de ses possibilités, à corser tant soit peu l'ordinaire nippon, il est question de la présence de trois civils français au "bureau" du chef de convoi. M'approchant, je reconnais monsieur le Résident Supérieur en Annam Jean Haelewyn et de deux hauts fonctionnaires : messieurs Delsalle, deux frères.
Monsieur Haelewyn est assis face à la porte, les frères Delsalle sont debout à sa droite ; à sa gauche est assis un commandant japonais avec, à ses côtés, un interprète annamite.
La conversation, dont je saisis quelques bribes, est assez aigre monsieur Haelewyn la conduit :
- M. Haelewyn : "Demandez au Commandant si je ne puis faire Ă©tat, officiellement, un jour, de ce qu'il vient de me dire."
- Le Commandant: - par le truchement de l'interprète - "Je suis un soldat, je ne fais qu'exécuter les ordres que je reçois..."
Fuyant les tentes sous lesquelles, décidément, nous sommes trop serrés, je réussis à me faufiler jusqu'à la vérenda du bureau laissé à disposition des trois civils. Là , monsieur Edouard Delsalle, de la Garde Indochinoise, avec qui j'étais en contact à Hué avant le "Coup de Force", me reconnaît et me dit que depuis plusieurs mois il était au secret avec ses deux compagnons ; il ne possède aucun renseignement sur l'extérieur, n'a aucune nouvelle des siens et me serait gré des quelques précisions que je puis lui fournir quant au sort des familles restés à Hué.
Un grognement sourd, menaçant et rauque, suivi d'une poussée rageuse incite monsieur Delsalle à rentrer prudemment dans son local ; et, moi, je retourne à ma tente, sous les insultes du Jap.
10 Août 1945
Cam Lo - Kilmètre 43
A l'aube, nous reficelons nos paquetages allégés ; à 6h30, nous quittons Cam-Lo.
Monsieur Haelewyn et ses amis d'infortune font Ă©tape avec nous. Ils se juchent sur un camion de ravillaillement qui vient d'ĂŞte mis Ă disposition des cuisiniers et des malades graves.
De Cam-Lo, nous devons pousser jusqu'au kilomètre 43 de la route Dong-Ha - Savannakhet, soit trente et un kilomètres au long d'une chaussée impossible, caillouteuse, en montagnes russe.! Trente et un kilomètres ! Nous nous regardons... Pourquoi cette interogation muette ? ...
Au kilomètre 43, exténués, littéralement rompus, plusieurs râlant de fatigue, nous tombons pêle-mêle sous les tentes de Cam-Lo que nous retrouvons ici.
De nombreux malades - soixante pour cent de l'effectif au moins ! sont signalés aux docteurs, et d'innombrables blessés aux pieds offrent des plaies incroyables que l'état de la route et des souliers de fortune ont dispensées à profusion.
Les docteurs, puisquue j'en parle, sont admirables. Barda sur le dos, ils font comme nous, leur route à pied, tantôt critiqués par l'autre, car leur dévouement infini et leur bonne volonté ne sauraient suppléer la carence de médicaments. Ils en sont les premiers navrés, au point que le sympathique médecin Capitaine Gireaudot me confie :
"Devant mon impuissance, je changerai bien de métier, allez !"
Aucun geste n'est fait en leur faveur pour les soulager d'une musette ou d'un sac de Ă pansement : les hommes sont tellement affaiblis, tellement malheureux, que les toubibs ferment les yeux et prĂŞchent d'exemple.
Extérioriseront-ils, un jour, ces braves docteurs, leurs sentiments nés de ce chemin de croix ? ... J'en doute ! Ah ! puisse, en des temps meilleurs, ce modeste carnet de route, leur apporter la consolation qu'est l'estime des braves coeurs qui se souviennent.
Le soir tombe ; avec lui, la pluie fine, glaciale, insupportable. Comble de malchance, les toiles de tente ont été boutonnées à l'envers, peut-être sciemment, et l'eau du ciel se déverse à l'intérieur, inondant occupants, bardas et couvre-pieds. Tout est mouillé en quelques secondes. Trempés, nous n'avons même pas la ressource de changer de linge. L'entassement seul nous réchauffe... relativement. Le déluge superflu cesse vers 20 heures, mais le sol sur lequel nous gisons s'est transformé en cloaque ; dans ces conditions, le sommeil a peur de nous.
11 Août 1945
Kilomètre 43 - Khe-Sanh
Troisième étape : Vingt et un kilomètres.
Beaucoup d'entre nous sont nu-tête, quelques-uns en casque, d'autres en calot : l'uniformité n'est plus notre fort ! Des souliers cèdent ; le détachement a des velléités de flottement ; les serre-fil, à coup de crosse, font rejoindre les traînards. Cependant, la menace même de mort ne vainct pas la fatigue. Des sous-officiers, des hommes de troupe, à bout de souffle, vidés, s'effrondent sans connaissance. Près de moi, notre doyen, Servat, maître-cordonnier au 10e R.M.I.C. agé de cinquante-trois ans, tomba comme une masse, en murmurant :
"Je n'en plus... qu'ils me liquident une bonne foi !... "
Mon excellent ami Jean Balac, un aixois le prend sous le bras... mais que c'est lourd un homme qui s'abandonne ! ...
"Xavier, me dit Balac, Xavier, peux-tu me donner un coup de main ?..." Hélas ! ... Malgré l'estime et l'affection que j'ai pour Servat, l'effort est trop grand. Le fait même de me pencher pour lui tendre un bras me donne l'impression que je n'aurai plus assez d'énergie pour me redresser ! Je me détourne, les larmes aux yeux, tandis que que Balac, épuisé, laisse retomber Servat.
La renonciation est contagieuse... Sept, huit, dix corps s'échelonnent sur moins de cent mètres, poitrail à l'air, yeux révulsés !
Un convoi de camion survient, heureusement, dont le chef charge nos malades, Ă©vitant peut-ĂŞtre ainsi un massacre inutile.
Insensiblement, le paysage change. Les cultures s'espacent. Des paillotes se perchent plus haut sur pilotis : des têtes moïs se montrent. Las ! Malgré l'indéniable intérêt touristique, rien ne compte pour nous, hormis les bornes kilomètriques, anxieusement scrutées, impassibles métreurs de notre angoisse !
Un léger dérivatif est apporté à notre foule désenchantée par la vue d'un camion japonais en miettes à mi-pente d'un ravin. Coup de fouet réconfortant mais bref car la réalité du présent se fait cruellement sentir.
Nous arrivons au poste de la Garde Indochinois de Khe-Sanh, à dix-sept kilomètrique de Lao-Bao.
Un jeune interprète Annamite avec lequel, par hasard, j'échange quelques mots, me déclare :
"Ne nous jugez pas en mal : nous sommes obligés de travailler pour les Japonais mais nous attendons avec autant d'impatience que vous la fin du cauchemar et le retour des jours clairs."
Sincérité ? Justification au regard d'une collaboration dangereuse ?
Quoi qu'il en soit, l'interpréte organise un ravitaillement rapide : bananes et melons, qui ma foi, est le bienvenu.
12 Août 1945
Khe-Sanh - Lao-Bao
Réveil à six heures. Dans l'obscurité agrémentée d'étoiles, nous ressemblons difficilement nos pauvres affaires. Un ordre arrive : seules les effets prescrits par le Commandant Japonais seront emportés ; la liste circule : un strict minimum. Les "bagages" (mot pompeux) en excédent seront laissés sur place et transportés quand faire se pourra... autrement dit, nous pouvons en faire notre deuil, il nous reste encore la peau et les os dont "ils" auront bien envie un jour.
Les malades et blessés sont avisés que les plus graves d'entre eux, admis hier soir à l'infirmerie provisoire, seront tolérés sur le camion de ravitaillement ; les autres suivront à pied comme ils pourront, leur vie étant sauvegardée.
A huit heures, rassemblement. Sac au dos puis sac Ă terre. Le Commandant Japonais entrevu Ă Cam-Lo doit passer en revue ; il tarde.
A trois reprises, nous chargeons et déchargeons sur place nos bardas : c'en est exaspérant !
A dix heures précise, une galopade des sentinelles annonce l'officier supérieur Japonais, épais, botté, les yeux cerclés d'écaille. Son inspection est brève : elle se résume à constater l'uniformité des sacs.
A dix heures quinze, la colonne se met en marche, malades en tĂŞte.
Dix-sept kilomètres nous séparent du bagne de Lao-bao, but de notre quatrième étape consécutive.
L'escorte, également sac à dos, est, en apparence, aussi lasse que nous, malgré son entraînement... et malgré son ventre confortablement garni. Le Lieutenant Japonais, à cheval, qui, depuis ce matin, a remplacé son collègue de Hué, est correct. Il nous ménage visiblement, régle son allure, nous accorde dix minutes de repos tous les quatre kilomètres ce qui nous permet de rester compact.
Si le sous-officier serre-file est toujours méchant et prompt à la bastonnade. Les hommes de troupe, eux, se familiarisent avec nous. J'en ai vu un porter sur deux kilomètres le sac d'un Français fatigué.
A un moment donné, mon barda cède malencontreusement et tombe à terre. Derrière moi, des camarades pestent, car le moindre à coup dans notre déambulation somnanbulique est crispant au possible. Un fonctionnaire sergent à lunettes m'aide à rattacher mon paquetage. En rejoignant, je rencontre le sous-officier d'escorte qui, hargneux, hurle je ne sais quoi, me met en joue avec sa mitraillette et fait le simulacre de me la décharger en pleine figure ! Je réponds à sa mimique, en gouaillant :
"Ne te gĂŞne pas, mon vieux ! vas-y donc !"
La brute baisse son arme, grogne, et, à bout de bras, m'allonge, sur le côté droit, un coup de crosse furieux amorti par la musette contenant ma moustiquaire.
"Ah ! pouvoir rispoter ! pouvoir écraser ce mufle grimaçant !"
Le paysage change encore. L'habitat aussi, qui se perche très haut. Une échelle rudimentaire permet, ici, l'accès de la paillotte miniscule soutenue par six pilotis ; on entre à quatre pattes tant l'ouverture est petite ; un embryon de fenêtre aère l'habitation ; quant à la fumée ; elle se fraie un chemin au gré de sa fantaisie.
Des groupes quasi-nus, bronzés, nous dévisagent curieusement.
La verdure inextricable : brousse et forêt larvée, nous environne.
D'innombrables abris de surveillance, paillotes en miniature, percent, de-ci de-lĂ , aux points d'observation propices ; tous ont leur locataires nippons.
"Lao Bao !... Lao Bao...". Depuis la tĂŞte jusqu'Ă la queue de la colonne, les quatre syllabes se propagent, nous Ă©lectrisant.
Quelques boutiques et baraques, de part et d'autre de la route ; de forts détachements nippons : c'est tout ce que nous apercevons d'abord. Plus loin, au bout d'une allée de palmiers trop longue et dont la monotonie nous éterne, voici le cimetière du village, puis le pénitencier : hauts murs d'enceinte, mi-pierre, mi-brique, que nous traversons par une porte blindée.
Bagne de Lao-Bao *
Trois grands bâtiments numérotés comme nos groupes : A, B et C nous sont "réservés". Coïncidence ? Le bâtiment A est affecté au groupe A, le bâtiment B au groupe B, etc...
Le bâtiment A mentionne, à trois mètres environ du sol de la Tchépone en Septembre 1926, soit quinze mètres au-dessus du niveau actuel de la rivière. Une paille !
A l'intérieur, les bâtisses font penser à de vastes morgues avec leurs deux rangées de bat-flanc en béton, que flanquent seize gros poteaaux en kien-kien (bois de fer) percés pour le passage des chaînes des bagnards. La chaleur est intolérable, et les fenêtres, petites et placés très haut au dessus du chemin de ronde, assurent une aération manifestement insuffisante.
Après notre prise des lieux, les sempiternels feux individuels s'allument dans la cour. Les foyers sont constitués par deux rangées de trois briques ; les ustensibles : tantôt par une gamelle "bonne tout à faire", tantôt par de vieilles boîtes de conserve. Deux pots de chambre, même, se distinguent parmi cette inérrable batterie de cuisine. On n'en est plus à si peu de chose près, et les pots de chambre en question, font envie, révérence parler, eu égard, à leurs nouvelles fonctions !
Le repas voit apparaître un riz rouge, mal décortiqué, pas ragoûtant du tout, baptisé, d'emblée : le Lao Bao. Il nous change, cependant, du riz ordinaire trop blanc ; il est, d'ailleurs, plus nourissant et ne transmet pas le béribéri dont plus de vingt cas avaient été provoqués à la Concession par l'absorption continuelle de riz blanc insuffisamment accompagné.
Le moral, dans l'ensemble, se maintient élevé. Mais, que sommes-nous, au juste ? Prisonniers de guerre... ou bagnards ? Et serait-ce Lao-Bao le "Camp plus confortable" annoncé par les autorités nipponnes ?
Deux japonais s'offrent pour un ravitaillement clandestin.
Ceux qui ont de l'argent : en profitent ; les autres serrent un peu plus leur ceinture.
Où diable est donc la vieille camaderie française ? Depuis Hué sévit une vague d'égoïsme de mauvais aloi : chacun pour soi et Dieu pour tous. Quelle misère !
Le soir, car pour une foi abrité, le convoi s'endort de bonne heure... dans une cacophonie de ronflements allant du bruissement léger du zéphyr au tonnerre de l'aquilon.
* Le bagne de Lao Báo (NhĂ tĂą Lao Báo) est une ancienne prison situĂ©e Ă Lao Báo, dans la Province de Quáong Trị. Elle se trouve Ă 17 kms de Khe Sanh, dans le village de Duy Tan, commune de Tan Thanh, arrondissement de Huong Hoa, au nord-est de la rivière SĂ©pon, Ă l'est de la haute montagne. Elle a Ă©tĂ© construite en 1908 par les autoritĂ©s coloniales françaises sur une superficie d'environ 10 ha, totalement Ă l'Ă©cart des zones peuplĂ©es.
13 Août 1945
Repos. Baignade franco-nippone dans la Tchépone. Journée bienfaisante.
14 Août 1945
Bruits divers de départ imminent. Ordres... Contre-ordres... c'est effarant la facilité avec laquelle le Commandant jap met les nerfs en pelote !
Finalement, vers le tard, une précision officielle survient : le groupe A, en entier, et la 1ère section du groupe B partiront, demain matin, en camion, à destination de Savannakhet.
Je suis "dans le coup" et je m'en réjouis fort parce que la vie à Lao-Bao, entre quatre murs, est d'une dépression mortelle. Quarante-huit heures ont suffi à nous dégoûter tous des charmes d'un bagne.
Le reste du groupe B et le groupe C font grise mine ! Que de tractations échouent malgré les piastres qui sortent de certains portefeuilles !
Plusieurs centaines de Japonais en tenue de campagne, défilent, impeccables, devant le pénitencier, matériel au complet. Ils vont en direction de Dong-Ha.
Relève ? Retraite en bon ordre ?... Mystère.
15 Août 1945
Lao Bao - TchĂ©pone - Donghene - Savannakhet (ໄກສອນ ພົມວິຫານ)
C'est, aujourd'hui, 15 Août, une fête chère à mon coeur de Corse.
L'Assomption, dans mon île, et particulièrement à Cervione, mon charmant village, est célébrée avec un faste tout particulièrment. C'est un jour faste entre tous.
Serait-ce, également, ici, un jour de grâce ?...
En effet, sept camions automobiles viennent se ranger à proximité du bagne, confirmant, aux blasés que nous sommes, que, cette fois, des véhicules sont bien mis à notre dispostion.
Dieu et la Sainte Vierge en soient loués !
Nous embarquons Ă huit heures, Ă raison de trente hommes avec bardas par voiture.
Le Résident Supérieur Haelewyn et messieurs Delsalle sont de la partie.
Les moteurs tournent..
Un cri de goret qu'on égorge... et les camions s'élancent à vive allure sur la route de Tchépone.
Dans le ronflement musical des moteurs, Tchépone accourt à notre rencontre : petite cité simple, du cru local.
En pleine ville où nous stoppons, monsieur Haelewyn met pied à terre et se régale visiblement d'une démocratique soupe annamite à même le Cai Bat (tasse) commune que lui tend une marchande ambulante, mais surpris par l'ordre du départ, il n'a pas le temps de finir un verre de thé, royalement payé.
Le pont de Tchépone, à la sortie Ouest de la bourgade, étant coupé, nous prenions une variante et traversons la rivière en bac. Grosse affaire : Il faut embarquer les camions l'un après l'autre, ce qui ne va pas sans hurluments, puis à haler à bras d'hommes l'imposante masse d'un courant sensible à tendance à déporter. La Tchébone à Tchébone (sa filleule), mesure soixante-dix mètres de large. Il nous faut trois heures pour assurer le passage des sept véhicules et, encore, avec l'appoint de pontonniers japonais : trois heures d'un travail de forçats.
Un Laotien, embrigadé par les Nippons, m'offre son modeste casse-croûte, geste significatif qui me va droit au coeur. J'accepte sans fausse honte les deux paquets de riz gluant enveloppés dans une bandelette de bananier. Comme ma main se perd dans ma poche pour en tirer quelque argent, l'homme, à voix basse, me murmure en annamite :
"Không, ông !... Tôi, Bang lòng (Non, monsieur !... Je suis content)
Les Japs sont de plus en plus en nombre. Aucun incident ne se produit cependant, chacun restant calme et digne.
Voici des clairières où des bufles aux cornes énormes passent lentement ; voici de rares cases, tantôt annamites, tantôt laotiennes.
Muong-Phine, aux bâtiments légers, se laisse admirer durant les vingt minutes d'une halte ; puis Donghene, coquette sous sa verte parure de bananiers, nous fait un accueil réconfortant.
Saucisses, bananes, alcool de riz, nous sont vendus très bon marché ; quand nous ne pouvons plus rien leur donner, les marchands laotiens, sourire aux lèvres, vident leurs couffes dans les camions !
Braves gens qui nous aiment et qui ne désespèrent point de revoir la roue tourner en notre faveur ! Cela fait rudement plaisir à constater.
Les véhicules repartent. Aucune panne, aucun incident mécanique... alors que, sur le même trajet, un convoi français sèmerait les trois-quarts de son matériel. Leçon cuisante parmi tant d'autres.
Des toits émergent ; des allées bien plantées se branchent sur la route ; des maisons se dressent : Savannakhet !... Nous avons donc, depuis Hué, traversé d'Est en Ouest tout l'Annam et tout le Laos.
Arrêt général devant le stade qui nous est attribué en guise de camp. Dans les tribunes couvertes, semblables à toutes les tribunes de tous les stades municipaux du monde, nous nous entassons tandis que le jour tombe rapidement.
Des centaines d'habitants viennent comprendre le phénomène que nous devons être. Cela me permet de constater l'afflux annamite au Laos. A priori, on pourrait croire qu'il y a plus, ici, qu'un Laotiens pour dix Annamites. Pourquoi tolérer d'aussi dangereux déplacements de races, donc d'influences ?
Mon ami Balac qui a tenu longtemps garnison Ă Savannakhet me rassure...
"La proportion est moins forte... mais, aujourd'hui, vois-tu, les Annamites pavoisent... et viennent nous narguer, tandis que les Laotiens pleurent et se cachent pour ne pas montrer la peine qu'ils Ă©prouvent de notre si triste sort."
Tard, on nous apporte un repas substantiel sur lequel nous ne comptions plus. Surprise : la soupe est bonne, et du lard, du vrai lard, en morceaux de trois doigts, s'accroche à nos fourchettes ! C'est le signal d'une invraisemblable ruée, une curée humaine dont j'aurai honte en toute autre circonstance. A cette heure, le ventre commande. La dignité, l'urbanisme et à la priorité aux faibles sont des mots qui n'ont plus cours. Le reprocherai-je à mes camarades, moi qui fonce dans leur grouillante mêlée ?...
A gauche : Les Français prisonniers des Japonais en 1945.
A droite : Les Japonais défilant dans Saïgon.