31 Août 1945
Par le canal Cho-cau et le Vaico orriental que nous remontons jusqu'à Banluc, nous filons sur l'Arroyo chinois aux méandres captivants.
Voici Cholon... Voici les hauts pylônes de la T.S.F., tantôt à gauche, tantôt à droite, tantôt devant, tantôt derrière ; et voici les flèches de la cathédrale...
Saïgon... Enfin !
Nous pénétons dans le Donnai.
Plusieurs carcasses de bateaux gisent, lamentablement, victimes de bombardements meurtriers. La marée au gré des heures, les couvre et les découvre.
Bruits de cabestans ; bruits confus et multiples de l'arrivée : l'Hoa-Tchin jette l'ancre et s'embosse au quai des Messageries Maritimes.
Joyeusement nous débarquons.
Nous nous attendons, après la réception de Phnom-Penh, à une réception non moins grandiose de la capitale du Sud ; nous nous réjouissons à l'avance de l'ovation formidable d'une foule en liesse, et personne n'est là !
Dès les premiers pas sur la terre cochinchinoise, dès le hangar démantibulé sous lequel nous nous rassemblons, une atmosphère bizarre nous prend à la gorge, faite de déception et d'un sentiment d'amertume infinie.
Deux camions automobiles surviennent, conduits par des civils français vites entourés. Les nouvelles fraîches que nous obtenons de nos compatriotes réticents sont plutôt mauvaises : neuf mille prisonniers de guerre, dont la moitié hollandais et anglais, sont actuellement, à Saïgon, toujours internés, toujours sous la garde nippone... car les Alliées sont encore loin... et la masse annamite est devenue hostile, farouchement, à tout ce qui français.
En guise de liberté, et en attendant les forces libératrices, nous devons rejoindre le "Camp Martin des Pallières", aux grilles closes fanquées de mitrailleuses japonaises (*).
Notre randonnée ne s'achève pas en apothéose. Qu'importe ! Mieux vaut l'internement à Saïgon que l'enfer de Paksong ! Notre chemin de croix, au long de mille sept cents kilomètres, est un cauchemard que le présent chasse. Il ne s'agit plus, pour nous, que d'avoir encore un peu de patience : un jeu après tant d'épeuves.
Tandis que le dernier lot de prisonniers français, dont je suis, s'installe sur les véhicules, un fort détatechement de Japonais, en retraite depuis la Birmanie, débarque d'une chaloupe qui vient de se ranger contre l' "Loa Tchin".
Hâves, malades ou blessés, lamentables, en haillons, beaucoup de ces champions de la "Grande Asie Orientale" sont plus mal en point que nous, ce qui n'est pas dire.
Nos malheurs s'achèvent ; ceux de nos adversaires commencent.
"Sic transit gloria..."
Dans la caserne du IIe R.I.C. , des milliers et des milliers de prisonniers battent la semelle. Notre arrivée ne les émeut pas : tant de convois se sont succédé qu'ils en sont blasés. Mais les officiers, les civils, les malades partis de la Concession de Hué le 8 août et qui, effectivement, ont été tranférés à Saïgon par voie ferrée, accourent. Ils ne comptaient plus nous revoir !
Je suis heureux de retrouver d'anciens chefs, des vieux amis, des frères d'armes : le Capitaine Bernard, mon "patron" de Hué, héros de la défense de la Légation, chef magnifique dont j'ai pu apprécier les qualités d'homme de guerre au cours des mortelles heures de la tragédie nuit du 9 au 10 mars 1945 ; le lieutenant Delrieux, lion du "Baroud d'Honneur" ; le spirituel et fin Capitaine Poisson, de l'ex C.T.A.4 ... et d'autres, d'autres encore, avec qui sont évoqués ceux qui sont tombés, ceux dont on n'a plus de nouvelles, et ceux qui rejoignent dans les mêmes conditions que nous... et qui sont à la merci d'une traîtrise nipponne.
(*) Le 2 septembre 1945 : une manifestation et des provocations se sont déroulées boulevard Norodom devant la façade de la caserne "Camp Martin des Pallières", environ 500 Annamites défilaient entre le jardin botanique et devant la porte de le caserne gardée par un poste militaire japonais, les mêmes manifestants se propagèrent ensuite dans le centre ville de Saïgon où des massacres furent perpétués.
Le 2 septembre 1945 sur le navire américain USS Missouri en baie de Tokyo, signature de la capitulation du Japon devant les services de presse du monde entier, aux alentours de 9h, la délégation japonaise, dont font partie Mamoru Shigemitsu, Ministre des Affaires étrangères, et le Général Yoshijiro Umezu, chef d'Etat-Major impérial. La cérémonie est dirigée en personne par le Général Douglas MacArthur.
12 Septembre 1945
Semi-prisonniers, consignés au quartier "Martin des Pallières" nous attendons avec une impatience bouillonnante et un grave optimisme la suite des événements sanglants dont la colonie est le théâtre sous la poussée irraisonnée ou trop bien raisonnée, d'éléments troubles déchaînant des hordes sans coeur et sans entrailles.
L'aberration souffle, souffle, effrénée, bénéficiant de circonstances particulièrement favorables à une contamination générale.
Avant-hier, les groupes B et C que nous avons laissé à Lao-Bao ont rejoint successivement.
Il se sont faits un mauvais sang "de tous les diables" à notre sujet, le bruit de notre assassinat collectif ayant été répandu. Ah ! ces "canards" !
Le reste du groupe A se trouve, lui, au "camp", depuis le 4 septembre.
A longueur de journée, nous ressassons les étapes de notre calvaire, tout en faisant la queue devant la salle de visite où les docteurs ne chôment pas ! Fatigue générale, plaie, envenimées, paludisme, dysentrie, blessures de guerre et blessures diverses compliquées d'états de santé déficients : les toubibs sont mis à contribution. Nos conditions d'existence ne facilitent pas leur tâche : nourriture malsaine, couchage sur la dure, sans lits, sans matelas ni paillasses, sans couvertures, sans effets de rechange ! L'habitude est, dit-on, une seconde nature : nous perdrions pourtant, bien facilement sous le joug nippon ! Ah ! dormir dans un bon lit ! Avoir du linge propre et net ! Ne plus voir ces visages cadavériques d'amis qui ont magnifiquement tenu au cours de ces étapes exténuantes et qui, à présent, tombent le ressort qui les a soutenus se relâchant dangeureusement !
Et voir, par contre, déferler au plus tôt des flots de troupes françaises que la victoire auréole !
Aujourd'hui, un détachement français occupe le "Palais du Gouvernement de la Cochinchine". Le drapeau tricolore flotte, de nouveau, sur une parcelle de cette terre indochinoise plus arrrosée que jamais de sang de martyrs et de sainte sueur.
Mais dans l'ombre, la tragédie continue. Les forces obscures n'ont point désarmé. Depuis le 9 Mars, quelque chose ne tourne plus rond. Un travail de sape formidable se devine à mille riens... et les ignobles massacres de Tan-Dinh et de la cité Héraut font peser sur toute la Fédération une menace dramatique, parce que le sang appelle le sang.
Plaise à Dieu que des calmités plus cruelles soient épargnées à ce pays que nous aimons,et, par contre-coup ; à notre si chère et si malheureuse France qui n'a commis qu'un crime ; celui d'avoir perdu une bataille.
Plaise à Dieu... et à la Raison de m'entendre.
Quant à nous, coloniaux, soyons vigilants, soyons forts.
Le génie du Mal plane sur l'Indochine.
Cest un génie grimaçant, protéiforme, insaisissable, asiatique par excellence, dont, malgré toute notre expérience des gens et des choses d'ici, nous ne connaissons que quelques aspects ; mais ces quelques aspects sont assez éloquents pour nous commander une très sérieuse mise en garde.
Le magasin "Aux Nouveautés Catinat, situé au 165 de la rue Catinat, est pavoisé des drapeaux français, anglais et américains.
Proclamation n°1
déclarant la reddition sans conditions de toutes les Forces Japonaises
Soldat Japonais placardant des affiches en Français, en Anglais et en Vietnamien promulguant la proclamation n°1
1°) A la suite de la reddition sans conditions de toutes les Forces Japonaises aux Nations Alliées, signé à Tokio, au nom de l'Empereur du Japon, le 2 septembre 1945, l'Amiral Lord Louis Mountbatten Commandant Suprême Allié de toutes les Forces Alliées en Asie du Sud-Est, a délégué à moi-même, Général D.D. Gracey le Commandant de toutes les Forces (Britanniques, Françaises et Japonaises) et toutes les Forces de police ou autres organisations armées.
2°) Que chacun sache bien que je suis fermement déterminé à prendre les mesures nécessaires pour faire assurer, avec une stricte impartialité, le déroulement pacifique de cette période de transition entre l'état de guerre et l'état de paix, en réduisant au minimum les perturbations affectant tous les services officiels ou d'intérêt public, les transactions régulières et le commerce, et en troublant aussi peu que possible les activités pacifiques et les ocupations du peuple.
3°) Au nom du Commandant Suprême Allié, je fais appel à toute la population pour qu'elle coopère au maximum à la réalisation du but défini ci-dessus ; j'avertis par la présente proclamation tous les mauvais sujets, en particulier les pillards et les saboteurs des propriétés publiques et privées, ainsi que ceux qui se livrent à des activités criminelles du même ordre, qu'ils seront sommairement fusillés.
4°) Les ordres suivants prendront effet immédiatement :
a) Aucune manifestation ou cortège ne seront autorisés ;
b) Aucune réunion publlique ne sera tenue ;
c) Aucune arme, de quelque sorte que ce soit y compris les bâtons, les piques, les lances de bambou, etc. ne sera portée par quiconque, si ce n'est par les Troupes Britanniques et Alliées, et par telles autres forces armées ou police qui auront été nominativement autorisées par moi-même.
d) Le couvre-feu qui, sur mon ordre, a déjà été imposé par les autorités japonaises de 21 heures à 5 heures 30, à Saïgon et à Cholon, sera maintenu et sévèrement contrôlé.
Saigon, le 19 Septembre 1945
Signé : D.D. GRACEY Major-Général Commandant les Forces Alliées en Indochine du Sud
Imprimerie Albert Portail Saïgon
A gauche : Les pourparlers des Britanniques et des Japonais Saïgon Septembre 1945
A droite : Un officier japonais se rend à la marine britannique à Saïgon en Septembre 1945
La rue Catinat en Octobre 1945
© John Florea
A gauche : La rue Catinat photo prise de la Pâtisserie Brodard.
A droite : La boucherie Guyonnet située au 121 rue Catinat.
A gauche : La rue Catinat vide de voitures.
A droite : Rassemblement de civils et militaires devant l'hôtel Continental Palace.